- TOURBIÈRES
- TOURBIÈRESBiotopes très originaux, les tourbières sont des écosystèmes continentaux formés d’hygrophytes dont la croissance, dans certaines conditions climatiques, parfois topographiques, engendre l’accumulation d’importantes quantités de matière végétale. Celle-ci, après une diagenèse modérée, biochimique et mécanique, forme une roche combustible renfermant jusqu’à 50 p. 100 de carbone, la tourbe . Celle-ci a joué naguère, dans certains pays nordiques, un grand rôle économique: combustible médiocre, mais abondant et bon marché, litière pour le bétail, amendement organique, et même matériau de construction isolant, précieux dans les pays froids. Les besoins en tourbe ont beaucoup diminué, bien qu’elle reste irremplaçable en horticulture et que l’appauvrissement des sols en matière organique nécessite de plus en plus son utilisation en agriculture.De tout temps, mais surtout récemment, l’homme a cherché à rendre cultivables, à «assainir» les marais où se forme la tourbe; et cela pour des motifs moins rationnels que psychologiques: les tourbières, seules ressources de populations économiquement attardées, seraient par leur simple présence le signe d’un mode de vie archaïque et condamné. Idée simpliste et à courte vue, notamment dans nos régions tempérées, où les tourbières doivent être considérées comme des milieux d’un grand intérêt scientifique, des refuges de faune et de flore, et même un capital touristique par leurs paysages végétaux insolites et magnifiquement colorés. Leur protection constitue un impératif absolu; même dans les grandes régions de tourbières, il serait souhaitable que leur «mise en valeur» agronomique, pour autant qu’il s’agisse d’une nécessité fondamentale, soit, avant toute action, étudiée dans ses conséquences, et qu’une partie convenablement choisie du territoire concerné soit, effectivement, préservée.CaractéristiquesTout marécage n’est pas une tourbière. Pour être une tourbe, le dépôt palustre doit renfermer au minimum 20 p. 100 de matière organique s’il est dépourvu d’argile, 30 p. 100 s’il est fortement argileux (M. Jamagne, 1967), proportions souvent dépassées; des teneurs inférieures (entre 12,5 et 20 p. 100) caractérisent des sols paratourbeux. Une tourbière comporte au minimum une couche de 40 centimètres de tourbe, dont l’épaisseur peut aller jusqu’à 10 mètres; un sol formé d’une couche de 1 à 4 décimètres de tourbe surmontant des horizons minéraux est semi-tourbeux, cas fréquent dans les landes dites tourbeuses, à Erica tetralix , du domaine atlantique européen.La tourbière est vivante si la turbification s’y poursuit; ce processus peut être bloqué par l’assèchement du milieu (tourbière morte ). Son activité dure souvent plusieurs millénaires: beaucoup des tourbières européennes de plaine ont commencé à se former à l’Holocène (9 500 ans B.P. env.), quelques-unes au Tardiglaciaire (11 000-14 000 ans): la tourbière de cratère de Senèze, en Auvergne, fonctionne depuis le Villafranchien (2 millions d’années); si la vitesse moyenne de dépôt est de 35 millimètres par siècle (N. Planchais, 1970), elle est, en fait, très variable, et l’épaisseur de tourbe ne donne qu’une mauvaise idée de l’âge de la tourbière (F. Morand, fig. 1).Formation des tourbièresLes conditionsLa formation de tourbe nécessite deux bilans excédentaires: celui de la matière organique, dont la production doit l’emporter sur la décomposition; celui de l’eau, le sol, malgré l’évapotranspiration, devant rester engorgé. L’eau est en fait le facteur essentiel: elle permet la vie des hygrophytes turfigènes; sa stagnation rend le milieu asphyxiant, d’où un effet sélectif sur les micro-organismes de la rhizosphère et le ralentissement marqué des processus biochimiques de décomposition; enfin, elle atténue les variations thermiques et abaisse sans doute fortement les moyennes des saisons chaudes, au moins quand elle imprègne des sphaignes: il gèle régulièrement tout l’été dans les tourbières acides de plaine du Massif armoricain (J. Touffet), du Bray (B. Frileux), du Laonnois (F. Morand).Le macroclimat est donc le facteur essentiel de la turbification: quand les précipitations l’emportent sur l’évapotranspiration, les tourbières apparaissent dès que la température permet l’établissement d’une végétation dense: il s’agit alors des tourbières ombrogènes, très acides et oligotrophes. Un faible déficit de pluviosité est localement compensé s’il existe des vallées marécageuses rassemblant les eaux: il se forme alors des tourbières topogènes; selon la nature de leurs eaux, ces tourbières topogènes sont calcaires (eutrophes, pH 閭 6,5) ou, plus rarement, mésotrophes (pH de 6,5 à 5,5), voire oligotrophes (pH de 5,5 à 4), quand les eaux sont pauvres en calcium.Dynamique d’une tourbière ombrogèneL’une des séries évolutives les plus complètes s’observe en France sur le second plateau du Jura, vers 1 000 mètres d’altitude: les tourbières topogènes calcaires, initiales, passent en effet rapidement, sous l’influence du climat (1 400 mm de précipitations annuelles, 7 0C de moyenne thermique), à des tourbières ombrogènes.Les eaux où naissent ces tourbières reposent sur des moraines wurmiennes argilocalcaires (pH de 8 à 7). Les surfaces d’eau libre sont colonisées progressivement à leur périphérie par des roseaux, des scirpes (Scirpus lacustris ) et de nombreux Carex , mais l’évolution s’accélère quand des hydrophytes lancent à la surface des eaux un réseau plus ou moins dense d’organes végétatifs: aux nénuphars et potamots s’adjoint parfois une rarissime relicte glaciaire, Carex chrodorrhiza , aux longs rhizomes flottants.Sur les plantes précédentes prennent appui de grandes mousses aquatiques (pleurocarpes: Scorpidium , Drepanocladus ) qui colmatent les interstices et forment un radeau rougeâtre: une basse tourbière flottante («tremblant») est réalisée. Ce premier stade est marqué par la présence de petites plantes (Scirpus pauciflorus, Triglochin palustris , par exemple), qui, avec des Carex et des Menyanthes plus robustes, consolident l’édifice.Le radeau s’épaissit; sa base s’enfonce sans se décomposer par suite de la pauvreté de plus en plus grande de l’eau en oxygène. Le colmatage complet de l’espace aquatique conduit à la tourbière consolidée, neutre (pH de 7,5 à 6,5), où, dans un tapis de mousses et de Carex , fleurissent diverses Orchidées, des Primula farinosa roses, Swertia bleus, dominés par l’or des Senecio helenitis et les panaches blancs des Eriophorum latifolium .Sur cette tourbière topogène va s’édifier, par suite du climat, une tourbière ombrogène bombée. Un stade mésotrophe superficiel (pH de 6 à 5) se marque par une mousse jaunâtre (Aulacomnium palustre ), une violette (Viola palustris ), le comaret... L’apparition de Carex stellulata et de quelques sphaignes indique le début du stade suivant: la tourbière haute oligotrophe.Le rôle des sphaignes est ici capital. Par leurs membranes riches en lignine, elles abaissent le pH jusqu’à 4; par leur structure particulière, elles retiennent énergiquement l’eau de pluie, mais, en période sèche, puisent par capillarité l’eau de la profondeur. Aussi peuvent-elles édifier une coupole de tourbe, dont l’épaisseur, variable en fonction de la pluviosité locale, atteint ici plus de 2 mètres (fig 2). Milieu très spécial, le tapis de sphaignes multicolores, oligotrophe et gorgé d’eau, ne permet la vie que d’un petit nombre de Spermaphytes; les deux espèces les plus caractéristiques: Andromeda polifolia et Oxycoccos quadripetala , aux petites feuilles vernissées, peuvent résister à une courte période d’assèchement; leurs symbioses mycorrhyziennes assurent leur nutrition azotée malgré la pauvreté du milieu à cet égard; en outre, les Drosera trouvent une source de protéines dans la capture d’insectes. Ces plantes sont capables de croître chaque année au même rythme que les sphaignes.À mesure que la tourbière s’élève, l’assèchement de ses couches superficielles augmente, ce qui freine puis bloque sa croissance; de nouvelles espèces apparaissent, notamment des sous-arbrisseaux: callunes et airelles. Cette fruticée turficole recèle ici le bouleau nain (Betula nana ), arbrisseau arctique survivant de la dernière glaciation.À ce stade buissonnant succède, sans doute très lentement, une pinède claire d’aspect souffreteux, à Pinus uncinata (pin à crochets); souvent s’installe enfin l’épicéa: la pessière turficole à Lycopodium annotinum , Listera cordata , etc., constitue le stade ultime, climacique, de cette série dont la réalisation exige au moins plusieurs millénaires (cf. forêts de RÉSINEUX). Des stades régressifs, naturels (effondrement de la tourbe, chablis, par exemple), ou artificiels (extraction de tourbe, fossés, par exemple) font réapparaître des plantes de stades initiaux et ralentissent alors l’évolution vers le climax.Dynamique des tourbières topogènesLes tourbières topogènes s’observent dans le nord et l’ouest de la France, régions de pluviosité médiocre, généralement moins de 1 000 mm/an, eu égard à la température moyenne, de l’ordre de 10 0C. Les séries turficoles topogènes y sont rarement aussi complètes que la précédente. Elles montrent en revanche un remarquable parallélisme entre les séries eutrophes des vallées calcaires (cas le plus fréquent) et les séries oligotrophes, qui débutent par des eaux libres acides imprégnant des sables wealdiens (pays de Bray), thanétiens (Laonnois), stampiens (Rambouillet), burdigaliens (Sologne). Le tableau ci-dessous, qui fait abstraction des séries mésotrophes de caractère intermédiaire, schématise cette évolution.Situées en plaine, les tourbières topogènes sont particulièrement soumises aux actions régressives anthropiques (cf. infra ).Répartition mondiale des tourbièresConditionnée par le climat, la répartition des tourbières est essentiellement zonale, l’altitude venant cependant parfois corriger les effets de la latitude.Sous le climat arctique, la productivité végétale trop faible ne permet pas la genèse de tourbières. Tout au plus peut-on observer au sud de l’arctique, dans des bas marais semi-tourbeux, la formation de petites buttes de tourbe à noyau de glace, les thufurs . Sphaignes, andromède, airelles rappellent la flore des tourbières ombrogènes, avec des Carex (C. rariflora , etc.), des linaigrettes, la ronce arctique (Rubus chamaemorus )...Les premières vraies tourbières (ombrogènes) apparaissent au voisinage de la limite des arbres. Elles sont formées par la juxtaposition d’énormes coupoles de tourbe et de glace, les palses , dépassant parfois 7 mètres de hauteur. Leur végétation, qui dispose d’à peine trois mois de températures diurnes positives (moyenne annuelle un peu inférieure à 0 0C, N. Fedoroff), est dominée par des sous-arbrisseaux éricoïdes xéromorphes.Plus au sud, dans le subarctique moyen (Finlande centrale, Nouveau-Québec vers 53 degrés de latitude N., par exemple), l’augmentation conjointe des précipitations et de la température (moyenne entre 0 0C et + 2 0C) détermine une énorme extension des tourbières, qui peuvent occuper de 40 à 60 p. 100 des territoires cités (Fedoroff). S’échappant des zones basses, elles couvrent pentes et plateaux, envahissant les forêts qui sont détruites. On y retrouve, au sein d’immenses nappes de sphaignes, les Carex , Eriophorum et surtout les Éricacées (Andromeda, Oxycoccos, Vaccinium, Ledum , par exemple), ainsi que les Drosera , immuable cortège des tourbières oligotrophes dans l’hémisphère Nord. Parmi leurs formes diverses, les tourbières réticulées prédominent, notamment les aapa , striés de chenaux aquatiques imitant en vue aérienne la robe d’un zèbre.Dans la zone tempérée froide, l’élévation des températures et de la durée de végétation augmente la productivité végétale mais aussi la décomposition de la matière organique et l’évapotranspiration. Celle-ci reste cependant inférieure aux précipitations sous le climat hyperatlantique (Écosse, Irlande, par exemple): les tourbières revêtent alors la plupart des reliefs (tourbières de couverture). Partout ailleurs, vers l’est et le sud, les tourbières, concentrées dans les dépressions, sont topogènes. Si ces tourbières, parfois immenses, subsistent en grand nombre de la Russie moyenne au Bassin parisien, elles se localisent à l’approche du bassin méditerranéen aux étages montagnard et parfois subalpin. Les pozzines oroméditerranéennes (Corse, Pyrénées) en sont l’ultime expression au sud de l’Europe.Il faut atteindre ensuite le voisinage de l’équateur pour que des tourbières réapparaissent à faible altitude, par suite de l’augmentation considérable de la pluviosité et de la productivité végétale. Bien que ces formations ombrogènes aient une grande originalité floristique, on y retrouve des sphaignes et des Drosera ; de même les sphaignes forment-elles d’épais peuplements à l’étage des brouillards froids des montagnes intertropicales (vers 3 000 m dans le Ruwenzori, par exemple).Les tourbières de l’hémisphère Sud se sont surtout cantonnées aux rares terres émergées des latitudes moyennes. Aux Kerguelen, d’épaisses couches de tourbe résultent de la croissance en masse de Spermaphytes spéciaux tels que : Azorella , Poa cookii , Juncus pusillus ; elles sont, d’ailleurs, en voie de destruction par le lapin, imprudemment introduit par l’homme (Aubert de La Rüe).Intérêt scientifique et économiqueRelictes biogéographiques et palynologieLa flore des tourbières, comme la faune qui en dépend, est riche en espèces étroitement spécialisées et rares. Il ne s’agit nullement de «curiosités» pour collectionneurs, mais, dans la plupart des cas, d’incontestables fragments de végétation tardiglaciaire relictuelle: en sont témoins les Carex chordorrhiza et Betula nana du Jura (cf. supra ), la ligulaire de Côte-d’Or et de Margeride, l’Eriophorum gracile de quelques tourbières du Nord et de l’Ouest, le Calliergon trifarium d’Épizy, près de Fontainebleau. Les tourbières constituent donc au sens strict des musées naturels où sont conservés des types de milieux et des espèces en voie de disparition.La tourbe, milieu réducteur, fossilise parfaitement toutes les structures organiques qui y sont emprisonnées: pollens, spores et autres microfossiles, macrorestes animaux et végétaux, parfois cadavres entiers restés intacts, tels le Megaceros des tourbières d’Irlande ou l’«homme de Tollund», [cf. FOSSILES ET FOSSILISATION]. La couverture végétale des tourbières constitue un piège à pollen et à spores particulièrement efficace, renouvelé chaque année et régulièrement «mis en archives» par le jeu de la croissance verticale des mousses. Cette stratification régulière permet l’établissement d’une chronologie relative précise; sa nature organique en autorise la datation absolue (14C), pour le Quaternaire récent. Ainsi, l’analyse palynologique des tourbières [cf. PALYNOLOGIE] a apporté des données considérables sur l’histoire de la végétation et les successions climatiques au Quaternaire, notamment pour les 15 000 dernières années: les grandes coupures climatiques de l’Holocène reposent sur les résultats concordants des analyses polliniques, et leur âge absolu a été souvent précisé (fig. 1). Elle permet aussi de suivre l’histoire de l’activité humaine au Post-glaciaire. Sur la plupart des diagrammes, une soudaine extension des graminées et autres héliophytes, accompagnée de la régression des pollens d’arbres, traduit le début des grands défrichements néolithiques; un mouvement inverse exprime une régression de l’action humaine. À Cessières (Aisne), les niveaux détritiques interstratifiés dans une tourbe datée ont permis de reconstituer les phases anthropiques d’érosion des sols (fig 3). De même, des couches archéologiques peuvent s’intercaler dans la tourbe (restes saxons et vikings en Scandinavie).Action actuelle de l’hommeL’exploitation actuelle des tourbières (Allemagne, Normandie, par exemple) se fait par des procédés trop souvent destructeurs (assèchement préalable, emploi de désherbants chimiques) qui provoquent un appauvrissement radical du milieu, alors que les méthodes anciennes d’extraction artisanale respectaient le milieu en le rajeunissant: nombre de fosses d’exploitation de tourbières constituent soit des étangs ou mares appréciés par touristes, chasseurs et pêcheurs, soit des stades initiaux floristiquement très riches.Le drainage des tourbières permet, quand il est modéré (abaissement du plan d’eau de quelques décimètres), l’établissement de prairies à molinie, médiocres surtout sur sol acide, mais susceptibles d’amendement; plus poussé, il n’améliore pas les qualités agronomiques: la rétention de l’eau par les colloïdes humiques est telle que le sol, physiologiquement sec, devient stérile, comme en témoigne le sort malheureux des tourbières de Bresles, près de Beauvais, si riches au XIXe siècle.Le drainage est trop souvent suivi par la plantation de peupliers : pour les raisons précédentes, ces opérations sont vouées à l’échec, notamment sur tourbe oligotrophe. La plantation dans une tourbière vivante, floristiquement riche, est donc une erreur écologique et économique. Elle aboutit, sans profit et au prix de lourdes pertes financières, à la destruction de biotopes particulièrement précieux. Certaines tourbières sont maintenant mises en réserves naturelles dans toute l’Europe, et en nombre insuffisant en France.
Encyclopédie Universelle. 2012.